presse

l’amer hic

Archive de l’hebdomadaire N°31

 

E.Tellier

08 novembre 1995

Radiohead – L’amer hic

(Reportage)

Radiohead doit beaucoup à l’Amérique : son succès phénoménal, bâti autour du tube Creep, mais aussi quelques sévères maux de tête ­ problème : comment survivre à la mode, ne pas devenir le "groupe d’un seul morceau" ? A quelques jours d’une tournée française attendue, récit d’une soirée californienne en compagnie du moins anglais des groupes anglais.

 

On pourra difficilement trouver destin plus fantasque que celui de ce petit groupe d’Oxford, venu au monde sans atouts ni fortune et cueilli par une gloire aussi improbable qu’immense. Pourtant, au tout début, Radiohead n’a rien. Ni l’ambition de Blur, ni le charisme de Suede, ni même l’esthétique de Ride. Pour tout capital, le minimum vital : quelques chansons et l’envie diffuse de les faire connaître. Parmi ces chansons, un trésor, l’une de ces créations qui ont cette rare vertu : faire l’unanimité. Sur cette seule richesse ­ le morceau Creep ­, Radiohead se révèle, s’invente une vie, conquiert le monde. De mémoire d’homme, on n’a jamais rencontré d’être vivant hostile à Creep, le bijou fédérateur de Radiohead. Et si des détracteurs existent, alors ils ont la contestation très discrète. L’autre camp, celui de ceux qui se tournent vers Creep comme vers une sainte écriture, compte plusieurs millions de fidèles. Ceux-là frémissent toujours lorsque la même guitare (énorme) annonce le même refrain à l’infinie pureté. A chaque fois, le même choc, la même révélation : Creep n’est pas une chanson, c’est une lumière, un ordre, une évidence.

Le groupe est anglais, mais la folie sera d’abord américaine. Comme les Cranberries, les cinq d’Oxford devront s’exiler pour croiser le chemin de leur gloire, quelque part entre Boston et San Francisco. En Angleterre, l’album Pablo honey dort paisiblement dans les rayons des disquaires. Chroniques convenables, concerts bien accueillis, mais ventes restreintes : le destin domestique de Radiohead semble tout tracé et personne ne songe à crier à l’injustice. Mais l’Amérique prépare un de ces coups de tonnerre dont elle a le secret, une de ces formidables explosions allumées par le réseau des radios étudiantes. C’est d’abord à elles que Radiohead doit d’être devenu la sensation rock d’une saison, à ces ondes libres et têtues qui irradient les campus américains. En quelques jours, Creep est un hymne, le refrain lancinant que sifflent tous ceux (nombreux) à qui le morceau parle. Sur la troublante affinité entre cette chanson et son public étudiant, les petits génies de la socio rock trouveraient sans doute des tas de trucs pertinents à dire ­ la génération traîne-savates chante son refus d’entrer dans le rang, blablabla… Pas portés sur ce genre d’analyse, on se contentera d’observer l’extraordinaire potentiel d’une chanson ­ cousine de cet autre chant de ralliement, Smells like teen spirit ­ devenue à la fois le principal fardeau et la plus belle arme de Radiohead. Parcours idéal ? Conte de fées ? Pas si simple, car les férus américains de Creep ne feront pas tous l’acquisition de l’album Pablo honey ­ quand même vendu à deux millions d’exemplaires dans le monde. Grave rupture : en refusant d’aller voir plus loin que le morceau porte-drapeau, le public américain expédiera Radiohead dans l’univers confus des "groupes à tubes", ce monde étrange où évoluent des formations insondables, sortes de comètes du rock qui ne brilleraient que furtivement, l’espace d’une chanson. Pour d’innombrables paires d’oreilles, Radiohead, groupe sans visage ni nationalité, n’a jamais sorti qu’un unique 45t. Pour ces gens-là, Radiohead, c’est Creep. Et rien d’autre.

Autre méprise, autres dégâts : l’Angleterre est fautive, prise en flagrant délit d’aveuglement. Elle qui ne tarde jamais à couvrir d’or sa marmaille ne découvre Radiohead qu’à retardement, rattrapée par l’onde de choc venue d’Amérique. Plusieurs mois après l’embrasement initial, les grosses radios anglaises s’enflamment pour Creep, mais il est trop tard, le mal est fait. Les Anglais, qui n’aiment pas qu’on leur dise qu’ils se sont trompés, en voudront toujours à Radiohead d’être allé briller ailleurs, de l’autre côté de l’océan.

Ce sont peut-être ces sombres pensées ­ pourtant mille fois rabâchées ­ qui donnent à Thom Yorke et à ses compagnons de groupe l’allure usée d’une troupe d’anciens combattants. En cette superbe journée de novembre, nous sommes en Californie, en plein c’ur d’un de ces campus qui ont les premiers célébré la musique de Radiohead. Mais autour du groupe, c’est l’hiver le plus froid. De Fresno, ce gros carrefour agricole perdu dans la campagne californienne, à quatre heures de route de Los Angeles, les gens de Radiohead ne verront rien. Terrés dans leur bus de tournée, ils dorment. Tout autour, ce ne sont que shorts de sport et grands éclats de rire, mais dès qu’on entre dans le périmètre de sécurité dressé autour du bus, c’est l’abattement et l’ennui qui gouvernent. Il faut dire que l’équipe Radiohead a de bonnes raisons de traîner les pieds. Elle est sur le continent américain depuis bientôt quatre mois : huit semaines en tournée solo (dans des salles de cinq cents places), puis quatre semaines dans les stades, en première partie de REM. Enfin, depuis trois jours, le groupe ouvre pour Soul Asylum ­ une série de six dates sur des campus, montée par une grosse radio rock de la Côte Ouest. Et les rares jours de relâche ont été consacrés au tournage d’un clip… de nuit. Autant de plaisirs qui seraient routiniers si le groupe ne s’était pas fait voler tout son matériel une semaine plus tôt. De la dure condition du groupe de rock en Amérique.

Manger, dormir et jouer : telles semblent donc être les trois activités fondamentales du musicien de Radiohead en tournée. Et puis, éventuellement, échanger quelques brefs propos avec un journaliste, venu comme par miracle mettre un peu de sel dans la lourde routine nomade. "Je sais que tout ce que vous voyez aujourd’hui n’est pas très glamour", confie Ed O’Brien, le guitariste rythmique venu représenter Radiohead en l’absence de Thom Yorke ­ trop fatigué pour quitter sa couchette, "mais c’est pourtant une représentation assez fidèle de ce que devient Radiohead en Amérique, lorsque ce groupe se transforme en machine à donner des concerts. Pourquoi tous ces concerts ? Parce que nous avons pris goût au succès et que nous voulons qu’il soit complet et justifié. Nous contenter d’être connus pour le morceau Creep ne nous a jamais semblé satisfaisant. Alors, tant pis pour le glamour, mais nous avons décidé de nous battre pour ce groupe et pour rendre justice à nos chansons. Quitte à mourir à 35 ans."

Machinalement, les copains du guitariste sont apparus sous les arbres, délaissant un à un la chaleur fragile de leur couchette. On leur dit de poser devant le bus de tournée et ils s’exécutent sans dire un mot, les yeux vides. Après quelques minutes d’un silence pesant, ils filent passivement vers l’arrière de la scène, les bras ballants. Et là, un petit miracle : comme animés par un coup de baguette magique ­ l’appel de la scène ? ­, ils se mettent à frétiller comme des gardons. "C’est comme ça chaque soir. Le peu d’énergie que notre corps a gardé semble sortir d’un seul coup, à quelques secondes du lever de rideau. Pourtant, chaque soir, j’ai peur pour l’un d’entre nous. Je me dis que Thom n’y arrivera pas, qu’il va s’écrouler devant son micro." En tout cas pas ce soir. Le petit chanteur blond quittera bien la loge en dernier, mais avec l’œil vengeur des champions de boxe. Et dire qu’il y a dix minutes, il dormait… Puis vient le concert, extraordinaire surprise. Et là, tout s’efface : la fatigue ­ la leur et la nôtre ­, l’ennui latent qui plongeait l’immense campus dans un halo à la douceur déplaisante, et surtout cette impression tenace que nous avions affaire à un groupe bêtement têtu et franchement laborieux. Voir Radiohead en concert vaut toutes les cures de la terre : ce groupe guérit à la fois du cynisme, de la lassitude et de la mauvaise foi. Face à de telles chansons, servies avec hargne et brio, on comprend que ces cinq musiciens puissent se battre jusqu’à l’épuisement complet. Même animées par des marionnettistes harassés ­ et privés de leurs instruments de travail habituels ­, ces chansons ont des allures de montagne : immenses, majestueuses, et pourtant perpétuellement menaçantes. Rarement avait-on entendu plus bel équilibre entre la maîtrise du son et le sens du danger : c’est qu’à une science musicale certaine, Radiohead a su mêler des éléments de démence ­ les coups de sang d’une voix écorchée vive, la folie douce d’une guitare qui n’a pas peur de flirter avec l’improvisation ­, le tout donnant aux morceaux du deuxième album The Bends un éclairage terrifiant. Le concert que Radiohead donne sous la nuit californienne ressemble à tout sauf à la énième prestation mécanique d’un groupe sur pilotage automatique : on y sent au contraire la fureur, la déraison (Ian Curtis en invité surprise ?) et l’insatisfaction chronique qui enflamment les concerts des groupes fâchés avec le succès. Et puis il y a Creep, chef-d’ uvre à la scène comme à la ville : c’est un monument que le groupe présente avec une fierté intacte, oubliant pour cinq minutes que ce morceau est devenu beaucoup plus gros que lui. "Voici une chanson punk, parce qu’ici, c’est la capitale mondiale du punk, n’est-ce pas ?" Il y a la même ironie effroyable dans la voix ­ blanche et livide ­ de Thom Yorke lorsqu’il chante son malaise ("What the hell am I doing here, I don’t belong here" ­ Bon sang, qu’est-ce que je fous là, je ne suis pas ici chez moi), lui qui ressemble si peu aux kids en short allongés à ses pieds. Et que mille étudiantes à la bêtise aussi drue que les couettes reprennent en chœur ces cris de frustration ordinaire ne fait que renforcer une idée maintenant solidement ancrée : que Radiohead est une anomalie, une bête à part ­ avare de ses mots, pas de son c’ur, pas de sa sueur. Que Radiohead est le plus vivant, le plus fervent, le plus brûlant des groupes anglais. Et que Thom Yorke, trop fatigué pour jouer la star usée devant les magnétophones, trop probe pour caresser le public américain dans le sens du poil, est le plus honnête homme de la terre. Puisse la France réserver un triomphe à Radiohead.

Previous post

20 octobre 1995, Riverside, UCR Recreation Center

Next post

9 novembre 1995, Tilburg, Noorderlight

admin

admin

Amatrice du groupe, surtout en concert. Travaille sur ce site depuis 10 ans.

No Comment

Leave a reply