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Eloge de l’Humanité selon Radiohead

auteur Didier Rochet
l’Humanité, semaine du 11 octobre 2000.

Éloge de la disparition selon Radiohead

Le courage et l’invention. Courage de l’inédit et invention esthétique. À l’heure des plans de carrière et du recyclage, quelle formation peut aujourd’hui se targuer de réunir les deux qualités nécessaires à toute aventure musicale digne de ce nom ? La réponse tient dans le déjà historique Kid A signé Radiohead et album décrété comme le plus attendu depuis Sergent Peppers. Au-delà de ce lancement au marketing éprouvé, la comparaison pourrait bien faire florès. On a du mal aujourd’hui à percevoir ce que constitua pour les fans de la première heure l’arrivée de l’opus majeur des Beatles en 1967. Kid A est à tout le moins aussi déconcertant pour tous ceux qui suivent Radiohead depuis Creep, hymne lyrique, impétueux, schizoïde. Tom Yorke et les siens tordent tout simplement le cou à l’avenir qu’on leur dessinait comme nouveau hérauts de la pop anglaise. Ce n’est pas un bond en avant, c’est un pas de côté, une plongée extrême en lui-même que le groupe a opéré pour oser, fouiller toutes les possibilités instrumentales qui pouvaient s’offrir. On aurait pourtant dû se méfier depuis Creep, justement, déjà pas comme il faut au regard des autres prétendants brit-pops, les surchargés Oasis. Pablo Honey, en 1993, l’album, creusait ainsi le sillon du grunge pour mieux le perturber. The Bends, deux ans plus tard, tentait déjà le grand saut. Mélodies ciselées, moins nerveuses, emmenées par les guitares, acoustiques ou à l’électricité tordue. Enfin, Ok Computer, en 1997, rompait une nouvelle fois, truffé d’expérimentations soniques qui lorgnent déjà bien au-delà du rock. Succès planétaire.

Voilà donc pour Radiohead l’heure des synthétiseurs et des bidouillages. Ces dernières années, on ne compte certes plus les groupes qui, obnubilés, culpabilisés par la tarte à la crème de la fin du rock, ont trempé leurs sacro-sainte guitares dans les tourbillons nettement plus mode de l’électronique. On ne compte plus les échecs non plus. Loin de ce relookage d’artifice, Radiohead, en utilisant les désormais indispensables " machines " poursuit une tout autre démarche. À tous les sens du terme, le groupe n’a jamais fait dans la débauche.

Accouché dans la douleur, présenté par une tournée où le groupe le plus indépendant du circuit a tout contrôlé, des étapes choisies à l’architecture d’un chapiteau tenant lieu de scène, du choix des morceaux aux messages distillés (sur la couche d’ozone ou pour l’abolition de la dette du tiers-monde), Kid A entend en finir avec l’image de nouveau " monstre " qui collait au quintette. Ce dernier n’habille pas son rock, ne se contente pas d’améliorer la sauce à l’aide des procédés d’époque, il saute le pas sans trucage, se met en danger, à nu en investissant des contrées inconnues. Une rupture, une avancée radicale, un défi que porte en forme de question le très beau How to disappear completely.

Disparaître ? On ne trouvera pas dans Kid A, ces hits annoncés, élégamment bâtis qui hantaient les précédentes productions. L’album s’écoute d’un bloc et se livre paresseusement. La voix et les guitares qui étaient comme la marque déposée du groupe n’ont plus la primeur. La première se fond dans l’ensemble, parfois retravaillée au vocoder et il faut attendre le troisième morceau pour entendre les secondes. Synthés, cordes, claviers, cuivres et percussions séquentielles prennent toute leur place sur ce disque à la fois apaisé et toujours tendu, inquiet, au bord du glacier. On songe au Brian Eno de Discreet Music, à Faust et toute la lignée allemande électronique des années soixante-dix ou encore à l’école répétitive de Terry Riley. On peut aussi entendre le jazz libéré d’un Charlie Mingus, référence affichée sur un National Anthem, emmené furieusement par une rythmique hypnotique. On entend surtout Radiohead, groupe majeur et son étonnante capacité à susciter l’émotion sans jamais s’enfermer dans les codes ou le préfabriqué des recettes. Expérimental ? Sans doute. Mais jamais brouillon. Kid A déroule comme une longue plainte déchirée, quasi liturgique, d’une mélancolie lancinante qui prend toute son ampleur au fur et à mesure des écoutes. Sans pompe, sans effets attendus, sans emphase. Le résultat peut effectivement surprendre, voire agacer pour son trop-plein d’ambition mais indéniablement il fait date et écrit l’une des pages de l’avenir même du rock. En lui offrant l’opportunité de prendre une nouvelle dimension. Rien moins.

 

Radiohead. Kid A (EMI).

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Amatrice du groupe, surtout en concert. Travaille sur ce site depuis 10 ans.

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